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08/03/2023

Duchamp divisé: Le porte-bouteille

 

Duchamp divisé

Le porte-bouteille

 

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  Nous poursuivons le développement de notre  message du 8 juin 2021, « Marcel Duchamp topologue », sur la note d’Albert Gauvin,  « Marcel Duchamp l’anartiste »,  du blog de Philippe Sollers, Pileface. Nous reproduisons l’image de référence qui l’accompagne.

  Nous mettions en série le porte-bouteille de Duchamp, la projection de son ombre sur deux murs perpendiculaires  et la projection semblable d’un cube dans un dessin de A l’infinitif, la Boîte blanche,  qui répondent à la recherche duchampienne de la représentation de la quatrième dimension. Ces documents faisant partie de la note d’Albert Gauvin.

  Notre message sur cette note formule en un diagramme le savoir insu de Duchamp concernant la structure de l’acte pictural.

   C’est ainsi que nous allons développer ce qui dans le choix du porte- bouteille relève de l’inconscient  comme invention de savoir.

 

  Le dispositif de notre diagramme.

  Le porte-bouteille se présente comme une armature métallique qui a la forme d’une bouteille entourée de séries étagées de tenons, chacun destiné à pénétrer dans le goulot d’une bouteille.

  Les bouteilles  qui y seraient disposées, sont conçues sur le modèle de l’armature centrale, à une échelle plus réduite et inversement orientées.

   A leur tour, chacun de leurs tenons pénètre dans le goulot d’une armature d’échelle inférieure, et ainsi de suite.

  Ainsi, à chaque niveau d’échelle, la diminution tend vers l’infiniment petit, celle-ci transposée sur l’échelle numérique de l’ouvert (1, 1/2, 1/3,1/n…).

  L’outrepassement de la limite de l’ouvert, c’est l’infini actuel qui s’inscrit comme la projection de ce dispositif tridimensionnel du porte- bouteille sur les deux dimensions du plan ; soit l’attracteur étrange de Mandelbrot, en lequel le détail enveloppe le tout. Ce qui est le propre de la structure autoréflexive de l’infini actuel.

  C’est ainsi que la bouteille de Klein enveloppe l’armature du porte-bouteille, soit l’auto-enveloppement de l’infini actuel : la torsion du dehors et du dedans, en la continuité de sa surface.

 

  Le savoir insu

  En ce qui concerne le savoir insu de l’artiste soit ce qui relève de l’inconscient, nous nous référons à Lacan J., le Séminaire Livre XXIII, pp. 85-86. Il y est question de la relation de la  vérité au réel. Ce qui pour nous relève du destin de la peinture, soit ce qui d’une œuvre fait date dans l’histoire, de par le sens qu’elle y apporte.

  Dans les pages que nous venons de mentionner , Lacan met en série ce qu’il appelle l’auto-perforation du vrai avec la création du sens, « de ce qu’il glisse, de ce qu’il est aspiré par l’image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en tant qu’elle suce ». Il y arrime, la pulsion scopique, par la fonction du temps logique de l’instant de voir.

   L’image du trou, émettrice du sens  provient de l’effraction de l’après-coup de la pulsion scopique dans la clôture narcissique de « l’aveugle succion » qui précède l’imago spéculaire, comme Lacan le déplie dans son « Propos sur la causalité psychique » de ses Ecrits.

  C’est ainsi que l’image du trou est la forme d’une identification, elle-même supportée par le trait différentiel surgi dans l’échange de lallation de l’infans avec la mère.

Etant donné que nous  conférons au porte-bouteille comme dispositif la fonction de diagramme prenant place dans la quête de Duchamp, ses tentatives de représentation de la quatrième dimension, nous considérons que le rapport du tenon au goulot est celui du sujet à la succion, soit l’infrastructure de l’auto-perforation du vrai, dont le paradoxe du menteur est le paradigme.

    En bref le rapport du goulot au tenon ne figure pas le rapport de la bouche à la  mamelle mais l’introjection du signifiant que Freud avait repéré comme la première identification soit l’amour pour le père avant toute relation à un objet. C’est le signifiant qui supporte la consistance logique spéciale  de l’association libre, l’automaton, que Lacan a appelé signifiant du Nom-du-Père.

 

  L’acte pictural

  Nous mettons en série cette structure de la succion, sa clôture avec le chiasme touchant- touché auquel  Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible  identifie une structure réversive : « De même le touchant- touché. Cette structure existe dans un seul organe – la chair de mes doigts = chacun d’eux est doigt phénoménal et doigt objectif, dehors et dedans du doigt en réciprocité, en chiasme, activité et passivité couplées ». Cette structure est analogue à celle de la pulsion freudienne. Il s’agit donc de la structure de l’auto-enveloppement, celle de l’infini actuel tel qu’il s’exprime  dans la surface de la bouteille de Klein et dans la fonction numérique qui supporte ce diagramme de l’attracteur étrange de Mandelbrot.

  Ainsi nous posons l’acte pictural comme fondé sur cette structure, dans la rencontre de la dynamique du geste et de l’inertie du support. La touche fonctionne comme la lettre qui inscrit l’image du trou comme le support de ce qui fait date dans l’histoire, la vérité de la peinture.

 


08 07 2023
Nous avons placé cette note en annexe de notre dernière publication, consultable à la bibliothèque Kandinsky:

Présentation de l'infini dans l'acte pictural- Le temps du toucher, Autédit, Paris, 2023.

 

 

 

 

07/03/2020

A propos d’un dossier de la revue LIGEIA

 

   

 

 

 

  A propos d’un dossier de la revue LIGEIA,

   Le dossier sur l’Art du numéro double  173-174 de la revue LIGEIA, est intitulé « Le geste du pinceau ». *

 

 L’avant-propos nous en présente la thématique qui se fonde sur la contribution de Lacan  au catalogue de l’exposition François Rouan du musée Cantini de Marseille (1978) et de même sur celle de Hubert Damisch dans le catalogue de l’exposition François Rouan du centre Pompidou (1983), « La peinture est un vrai trois », reprise dans  son  livre Fenêtre jaune de cadmium.

 

 S’orienter d’une axiologie 

  Les contributeurs de ce dossier s’appuient donc sur les problématiques de Damisch et Lacan, ceux-ci ayant leur commune référence à Panofsky concernant l’origine de la perspective.

  Damisch relève que le damier apparent du tableau de Rouan, est le résultat du croisement en taffetas de ses bandes. Celles-ci conservent néanmoins  en leurs points de croisement les indices de l’épaisseur du support, la troisième dimension. Il met en série ce damier avec le pavement en damier qui fut supporté par les premiers essais de construction de l’espace perspectif, soit un tiers point de projection du damier sur la surface du tableau. Ce tiers point trouva son aboutissement géométral dans la convergence des fuyantes de la perspective. Il compare ces premiers essais à ceux de Rouan qui reposeraient sur la tresse (en référence à Lacan et Soury). De là il remonte au croisement de la touche chez Manet et Cézanne. A partir de là il prend le pari que « le tressage pourrait bien remplir, pour la peinture à venir, un office analogue à celui qui fut pendant deux ou trois siècles, celui de la perspective ».

  La référence à Panofsky chez Lacan remonte au Séminaire VII, en lequel il évoque le double bandeau sur les parois de Sainte-Marie-Majeure, qu’il qualifie de stéréognosie précédant la progressive maîtrise de l’illusion de l’espace. Il nous conduit au-delà de la perspective avec son  retournement en l’anamorphose à la période baroque ; ce qui  lui permet d’opposer à l’illusion de l’espace la création du vide comme cette brisure de l’illusion au sein même de la présentification de l’objet qu’il reconnaît chez Cézanne. C’est ainsi que dans le Séminaire XIII, il va construire la structure du fantasme, soit la relation du sujet à l’objet non spécularisable, à partir de l’analyse du tableau des Ménines de Vélasquez, en référence au plan projectif arguésien. 

 

 L’artiste et le théoricien

 Damisch laisse ouverte la recherche tâtonnante de Rouan, en des tentatives de théorisation de ce qu’il repère en l’observation des transformations du travail du peintre. Ainsi se dit-il chiffonné par la violence du théoricien, Lacan, qui impose sa ligne. En effet  celui-ci établit la structure  de l’acte pictural dans la création du vide à chaque fois renouvelée dans l’histoire, ce qu’il appelle datiser. Il ose prescrire de « peindre sur tresse » ; ce qui voudrait dire que, si l’on revient sur le constat de Damisch, dans le tableau de Rouan le taffetas, le damier de surface n’éliminant pas le trou du croisement, Lacan y repère d’entrée de jeu le conduit lévogyre/dextrogyre dans sa note manuscrite de l’exposition du musée Cantini. Autrement dit il s’agit du tissu projectif en lequel   les termes de cette opposition se réduisent au point trou de torsion hors l’espace à trois dimensions [Cf. notre note du 17 /05 /2011 de ce blog]. En bref peindre sur tresse c’est peindre sur trou, briser l’illusion du damier. Il s’agit de la nomination du symbolique du dessin connoté XVI sur la note manuscrite du catalogue du musée Cantini.

 

L’esthétique divisée

 Les rédacteurs de cet avant propos avaient décidé de donner pour titre de ce dossier  « Les propriétés du triple : étoffe, tissu, tressage » en référence à Hubert Damisch : « La peinture est un vrai trois ». Néanmoins Damisch ayant accordé la propriété d’écrit à l’élaboration de Rouan, à cause de la considération de Lacan du nœud borroméen comme une écriture, ils décidèrent du titre définitif, « Le geste du pinceau ». « Un effet, disent-ils, des formulations de Damisch fut d'ouvrir l'horizon de notre sujet à la calligraphie, intuition qui allait tenir une place reine dans ce dossier»

  En fait cette intuition revient initialement à Lacan dans sa leçon du 17 février 1971, en laquelle il présente le caractère Szu. Ferdinand Scherer le signale dans son intervention du 17 octobre 2013 à Milan sous le titre  «Lacan, la calligraphie chinoise et la naissance du nœud borroméen» [Cf. note du 29/06/2015]. Cette conférence est reprise et remaniée par son auteur dans le dossier de Ligeia, sous le titre « De la calligraphie chinoise à l’écriture du nœud borroméen ». La mention de cette intuition de Lacan n’y figure pas. En nous  référant à la dialectique de l’un en moins/l’un en plus qui engage à la logique du fantasme (Lacan, Le Séminaire XIV), nous dirons qu’en raison de  la « place reine » accordée à la calligraphie dans le dossier, on peut considérer que cette élision fonctionne comme l’un en moins qui fait trait sur le titre du dossier. Et, que la dérivation sur l’intérêt porté à l’effet esthétique supposé des figures tracées de la main de Lacan [Cf. note du 11/01/2007], alors que celui-ci a lui-même déclaré que le trait du calligraphe est « sans espoir pour un occidenté » , est une aberration féconde qui est problématisée dans l’entretien avec le mathématicien Michel Thomé. Celui-ci, Soury et Vappereau furent les accompagnateurs de Lacan dans l’exploration du nœud borroméen.

  Thomé fait la distinction d’une part entre l’esquisse de mise à plat d’un nœud qui fait montre de la singularité de la main, d’autre part  la régularité et la symétrie recherchées dans cette mise à plat pour lui apporter sa forme canonique.

  Cette opposition correspond à deux avatars différenciés de l’esthétique. D’une part  il y a en effet l’esthétique fondée sur la régularité des relations géométriques de symétrie et de rythme, telles qu’on les trouve dans les Stilfragen (1893) d’Alois Riegel. D’autre part il y a une analyse de la phénoménalité du geste dans l’expérience de griffonnage de Worringer dans Formprobleme der Gotic (1927) [Cf. note du 20/10/2006]. Il s’agit de la relation intensive du tact, au cœur du chiasme phénoménologique touchant/touché, à l’inscription du geste sur le support. Relation inhibée de structure par celle, extensive d’orientation, de symétrie et de rythme, sur la surface. 

  C’est par là que la problématisation du trou se trouve relancée par la mise en série des spéculations de Damisch et Lacan sur le taffetas de Rouan avec les contributions  de Yves Depelsenaire et  Jeanne Bacharach sur les dessins mescaliniens de Michaux. 

 

  La fonction esthétique de l’angoisse 

   Dans son texte intitulé Lituraterre destiné à la revue Littérature Lacan fait référence à l’écrit poétique de Michaux dont il s’approprie deux phrases : « entre centre et absence », « Rature d’aucune trace qui soit d’avant ». Elles sont comme deux points de capiton qui lient les deux tissus textuels. Il s’agit de la brisure du semblant et du ravinement du signifié qui n’est pas sans nous évoquer la rupture de l’illusion de l’espace et la création du vide engagée dans la période baroque avec l’anamorphose.

  Lacan fait référence à l’angoisse qui se manifeste chez le poète avec le phénomène du double, de l’inquiétante étrangeté.  Elle abonde et culmine dans la souffrance éprouvée, lorsque celui-ci se livre à l’expérience des dessins mescaliniens.

  Lacan nous en donne une  approche de la structure dans  sa leçon du 11 janvier 1963 du séminaire L’angoisse, à partir de  la découpe de l’objet  sur le cross-cap, appliquée au vase du schéma optique, représentant  l’image réelle du corps. L’objet détaché par la découpe, bien que non spécularisable est présentifié sous la forme du double.

  Lacan imagine alors suivre  tactilement, les yeux fermés, d’un seul tour le bord du col du vase qui représente le trou laissé par la découpe de l’objet dans le cross-cap. Il ouvre les yeux, le col apparaît dédoublé.

  Cette expérience de pensée porte sur la conjonction  du tactile et du visuel.

  Dans le champ tactile, le parcours de la double boucle de la découpe du cross-cap en un seul tour est identifiable à celui  du plan projectif arguésien. Ce bouclage se referme en un point  que Lacan définit comme le second point-sujet [L. XIII, leçon du 5. 05.1965]. Ce point est le lieu de l’objet de la pulsion scopique, non spécularisable. C’est en cela qu’il ne s’atteint que par le biais du chiasme phénoménologique touchant/touché, accès à l’infini actuel qui est le fondement du plan projectif arguésien. Cet accès est donné dans le point de l’attaque de l’unique trait de pinceau de Shitao.

  Dans le champ scopique, les yeux ouverts, le col du vase dédoublé représente les deux circuits, le tactile et le visuel.

  Le circuit visuel correspond  au bouclage de l’image spéculaire, la torsion envers/endroit du premier tour moebien. La coexistence des deux circuits dans le champ scopique  est la condition du phénomène du double, la présence discordante de l’objet  invisible. Elle est cause  de l’effet de l’inquiétante étrangeté,  le culmen du phénomène esthétique. 

   Cette expérience de pensée à laquelle Lacan réfère l’expérience du double vécue par Maupassant, nous éclaire sur celle de Michaux à partir de celle de Worringer qui repère l’effet de son fading subjectif, dans le temps de l’arrêt qui précède l’inversion d’orientation du geste de griffonnage ; il le traduit dans les termes de « volonté étrangère». Par ce constat nous relevons l’indice de la connexité de la division subjective, en ses deux point-sujet, et du phénomène du double.

  Nous en rencontrons une variante dans la leçon du 11 janvier 1963, que Scherer nous rapporte dans sa contribution au dossier de Ligeia.

  Deux figures au tableau noir sont tracées par Lacan. La première reproduit le cercle fait d’un seul geste du moine Jiun Sonja. La seconde présentée comme la traduction de la première est la double boucle du huit intérieur comme expression  du trait unaire, la pure différence qui initie la division du sujet.

    Sonja en son geste se sera aveuglé en cernant son regard au sein de sa vision dans le recouvrement du chiasme touchant /touché en l’appui subtil de son pinceau ; Lacan appelle ce cercle « le trou de Jiun Sonja». Ce qui nous renvoie à la figure XVI de sa note du catalogue Cantini.

  Saisir à notre tour la singularité du dessin de Sonja, son étrangeté, c’est saisir la consistance, l’enveloppement du spéculaire par le tactile, de son trait flottant en avant de la fenêtre aveugle d’Alberti [Cf. note du 29 /05/08].

 

  Les effets de l’infini actuel

  Dans l’effectuation du caractère Szu, le deuxième trait que Lacan dénomme « le fait de l’écrit », dans le surmontement de l’attaque du premier, est de fait la stratification de l’intensif lors de l’attaque du premier. Autrement dit le point de coinçage de l’entrelacs évoqué par Worringer, comme analogue au point d’appui sur le support, recouvert par le point d’arrêt gestuel  de  son griffonnage, est le point pivot du basculement de l’intensif sur l’extensif. En conséquence de  la transformation de la symétrie de l’espace géométrique riegelien, recherchée par Thomé dans la mise à plat, en la symétrie d’échelle d’une géométrie fractale.

 Dans Connaissance par les gouffres Michaux écrit « ornement dans l’ornement de l’ornement». Il exprime ici la position du second point-sujet, au cœur du chiasme touchant/touché, qui est aussi celle de l’objet regard, en l’infini actuel qui se réfléchit en lui-même.

  C’est ainsi que les dessins mescaliniens de Michaux apporteraient  l’orientation nécessaire à cet avenir de la peinture projeté par Damisch. D’autant plus qu’avec le retournement anamorphique  nous tenons l’un des bouts du fil périodique de l’histoire, de l’autre l’expansion fractale des corps du plafond baroque.

 

*J. Bacharach, M.-L. Caussinel, Y. Depelsenaire, G .H Melenotte, G. Meraz,  Y. Pélissier, R. Perez, F. Rouan, C. Salles, F. Scherrer, J.-l. Sous, M. Thomé.

 

 

 

 

 

29/06/2015

A propos du caractère szu, l’Unique Trait de Pinceau de Shitao.

 

                                                

                                        

 

  Lacan dessine au tableau noir le caractère szu   [Leçon du 17 février 1971, Le Séminaire    L.XVIII, p. 63]

  « Ceci est un petit caractère chinois. Je regrette beaucoup que la craie ne me permette pas de mettre l’accent que permet le pinceau ».

   Puis, après en avoir donné le sens, qu’il dit ambigu, de retors et de personnel au sens de privé (on y reconnaît l’essence du sujet d’être trompeur), il le commente comme s’il s’agissait d’un graphe.

 Soulignons que d’une part il signale l’importance de l’inscription du geste (attaque et finale) qui fait défaut à l’utilisation de la craie, d’autre part il y apporte un commentaire comme s’il s’agissait d’un graphe qui comme tel doit exclure la fonction calligraphique. Il s’agit donc d’un mixte constitué de deux pôles, deux fonctions en tension.

  Nous soutenons que ce commentaire porte sur la fonction calligraphique elle-même. Dans la tradition chinoise au fondement de l’acte pictural, elle est d’un autre ordre que celui de la virtuosité. Dans notre modernité elle serait à rapprocher de ce qui nous est révélé dans l’expérience de griffonnage de Worringer [Vermeersch P. Introduction à la nodalité dans l’acte pictural- Le retour à Worringer].

  Elle est élidée dans le caractère imprimé, si ce n’est l’élargissement du trait qui témoigne de l’orientation du tracé de l’attaque à la finale.

  A l’extrémité du premier trait, à direction verticale de bas en haut, Lacan situe en la finale du geste dans sa partie supérieure, ce qu’il appelle « les effets de langage » (1). Puis à son départ, l’attaque, il situe « ce dont ils [les effets de langage] prennent leur principe » (2). En sa finale le deuxième trait croise le premier sur son attaque. C’est dit-il « le fait de l’écrit ». Du troisième trait Lacan ne dit rien.

  En tant que le troisième en sa direction fait retour au premier, on peut supposer qu’il indiquerait la répercussion du fait del’écrit sur les effets de langage, conformément à ce qu’il nous apprend : il n’y pas de métalangage parce que ce qui se donne comme langage objet est le fait de l’écriture se répercutant sur la parole [LXVIII, p. 83].

 Dans l’évocation d’une mise à plat ce troisième trait viendrait refermer un coinçage borroméen. Il s’agirait d’une intuition de Lacan qui précéderait l’invention du nœud borroméen  [Cf., Ferdinand Scherrer, Lacan, la calligraphie chinoise et la naissance du nœud boroméen, Milan, 17 octobre 2013, en ligne].

  Néanmoins le silence de Lacan sur ce troisième trait est à retenir; nous y reviendrons.

 

 L’Unique Trait de Pinceau :

  Quant au geste scriptural du trait, Lacan nous dit «Vous mettrez longtemps à trouver de quelle nature ça s’attaque et de quel suspens ça s’arrête, de sorte que ce que vous ferez sera lamentable, c’est sans espoir pour un occidenté » [L. XVIII, p., 121].

  Il s’agit de l’esthétique du trait tel qu’il est exemplifié par l’Unique Trait de Pinceau du traité de Shitao [Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire, P. Ryckmans, édit. Hermann].

  Ce trait se fonde sur le fait que « le singulier de la main écrase l’universel » [L. XVIII, p. 120]. Autrement dit le scripteur est mis en son acte à l’épreuve de la pure différence du trait unaire [Lacan, leçon du 6 décembre 1961], tandis que l’Un enveloppe le trait de son universalité lorsqu’il fait fonction dans la langue chinoise de caractère yi (un) comme tel imprimable.

  Alors que le calligraphe partage avec ses pairs le fait d’être chacun différent de tout autre. Ce qui fait valoir l’ex-sistence de la pure différence du sujet de l’acte comme tel singulier,  au delà de la qualité du trait pourtant différent à se répéter de la même main.

 Tentons donc de serrer de plus près la structure du trait unaire appliqué à l’acte d’inscription de l’Unique Trait de Pinceau. Tenir compte de cet écrasement de l’universel nous engage à un dépliement démonstratif en une oscillation entre l’intrinsèque de la mise à l’épreuve de l’acte (position du scripteur) et l’extrinsèque de la formulation (position du sachant).

 L’instant de l’attaque du pinceau sur le support est celui de l’incursion du chiasme phénoménologique touchant/ touché  recouvert par la pulsion scopique en son aller-retour (actif/passif), autour de son objet soit le regard internalisé dans le temps de l’éclipse subjective dans l’acte. Ainsi l’attaque inscrit un point d’intensivité qui trouve la limite de sa vection à l’infini actuel, lieu du second point-sujet [Lacan, leçon du 11 mai 1964] qui est le sujet de l’acte identifiable à l’objet regard.

    Là où se situent ‘’les effets de langage’’ nous identifions la levée de l’extension spatiale  du point d’attaque sur le support, qui s’achève du mesurable par le décollement du contact, soit la soustraction du chiasme et l’élision du regard. C’est la restauration de l’extrinsèque, du point-sujet de la vision aux coordonnées  de l’espace d’immersion. Mais dans le même temps se produit l’effet de présence du retrait de l’objet regard (second point-sujet) dans le temps de l’attaque où il aura été. C’est le retour de l’effet sur le principe.

     Le trajet du trait entre l’attaque et la finale n’est du côté du scripteur, intrinsèquement, en son éclipse subjective, qu’un écart temporel réductible à l’instant de l’attaque soit la présentation du chiasme incluant l’objet regard ; autrement dit l’extension spatiale est réduite à une échelle intensive. A ce temps succède sa syncope, le décollement du support, et son retour, la présence de son absence redoublée par sa répétition en le deuxième trait. Cette itération  compactifie d’un point trou [J-M Vappereau, la D.I., en ligne] la faille ainsi oblitérée du chiasme touchant touché. Ce point trou referme le circuit en double boucle  du huit intérieur [L. IX, leçon du 11 avril 1962],  la suture d’un point-sujet (le second) à l’autre, soit le bord du plan projectif arguèsien. Cette compactification c’est « le fait de l’écrit ».

   Ainsi retrouvons nous la torsion de la touche, qui projette le dispositif du tableau des Ménines de Vélasquez sur le point bleu du dernier autoportrait de Chardin [note du 09.09.2008].

 Maintenant que nous avons déterminé le fonctionnement du parcours subjectif en double boucle de l’Unique Trait de Pinceau, revenons sur ce troisième trait qui fait l’objet d’un suspens de la part de Lacan  dans le commentaire du graphe dont tient lieu le caractère szu.

  Dans la logique de son  commentaire de départ le troisième trait devrait marquer le retour du fait de l’écrit sur les effets de langage. Autrement dit il devrait répercuter comme fait de l’écrit l’inscription du second trait qui compactifie  le circuit pulsionnel ; elle en serait la formule. Ainsi ce retour pourrait, à première vue, être notre commentaire même.

  Néanmoins si nous retenons l’hypothèse du nœud borroméen, c’est l’effectuation du troisième trait, par lequel il s’agirait d’obtenir le triple coinçage qui élèverait le sujet scopique, celui de l’expérience du trait dans l’acte, à la généralisation du sujet par le support du nœud borroméen.

   Mais, l’effectuation du troisième trait par lequel il s’agirait d’obtenir le triple coinçage rencontre une  impasse à cause de la nécessité de l’alternance des dessus-dessous du nouage borroméen.  Dans le geste d’inscription ce trait ne peut que surmonter la finale du premier, à moins d’emprunter la discontinuité du trait en un dessus-dessous qui relèverait d’une autre écriture, celle du code de la mise à plat renvoyant à la consistance non plus du trait mais de la corde. Nous pouvons identifier ici un avatar du fait que ‘’l’articulation de la logique ne peut se définir elle-même ’’comme Lacan le rappelle [L. XVIII, p. 135] en référence à l’échec du Formulaire de Peano [Robert Blanché, La logique et son histoire, p. 323-324]].

   L’ouverture de la configuration triangulaire du caractère szu est le stigmate de cet impossible, elle s’égale au silence de Lacan dans le suspens de son commentaire.

  Bien que le parcours subjectif en double boucle dans l’acte d’inscription de l’Unique Trait de Pinceau soit identifiable à la structure d’enveloppe du dispositif du tableau des Ménines, il nous faut en expliciter  la différence.

   .En ce qui concerne Vélasquez et Chardin, l’un étend la torsion de la touche aux limites du support, la toile retournée dans le tableau même. L’autre ramène la touche à ses propres limites, la tache de bleu dans son autoportrait. Tous deux opèrent dans les limites de la fonction imaginaire de la spécularité.

  Par contre Shitao fait valoir  la consistance de l’Unique Trait, effet du tact soit du chiasme touchant touché, un imaginaire non spéculaire « La forme la plus dépourvue de sens de ce qui pourtant s’imagine  … » [L. XXIII, p. 65], que nous mettons en série avec l’effet Worringer dont nous avons montré à partir de la dialectique des échelles l’accès au plan complexe.

  Ainsi le dispositif d’encadrement spéculaire relevant comme tel de l’espace géométral, finitiste, enveloppe de son imaginaire la diagonale infinitiste qui se révèle à travers la consistance de l’Unique Trait de Pinceau, de même qu’en le point d’arrêt au faîte de l’aller et retour du geste graphique de Worringer.

 Dans le lexique le caractère szu est une clé qui entre dans la composition d’autres caractères, il a la fonction d’un radical. A partir de son sens initial, le fil de soie issu du repliement d’un ver en un cocon, il développe un faisceau de sens qui trouve son ancrage dans la consistance même du fil [Kyril Ryjik, L’idiot chinois, pp. 411-414, édit. Payot].

 Ainsi le caractère szu fait sens de la consistance de son écriture même. 

 

   

08/04/2014

Damisch, Le messager des îles, vers une littérature fractale.

Dans Le messager des îles (le Seuil 2012) Hubert Damisch fait un retour sur la  référence qu’il fit dans L’origine de la perspective (Flammarion 1987) à cette image de Blaise Pascal  concernant les deux infinis : un bateau qui s’éloigne vers l’horizon, s’en rapprochant toujours sans jamais y arriver, ‘’divisant sans cesse l’espace’’.

  « Cette image m’aura longtemps occupé dans mes études sur la perspective des peintres sans que je soupçonne en rien le lien qui pouvait exister entre une expérience que j’hésite à qualifier d’infantile et une recherche qui aurait quelques titres à passer pour adulte. » ( Le messager… p.165).

  Cette expérience est le fait que l’auteur encore adolescent, a assisté dans l’après midi du 17 juin 1940 avec des jumelles depuis la côte, au naufrage du Lancastria coulé au large de Saint-Nazaire par une attaque aérienne allemande.

 

 En quoi cette image sera-t-elle entrée en fonction dans ses études sur la perspective ? Celles –ci prennent leur départ éditorial dans sa Théorie du nuage (le Seuil 1972). En effet, l’éclairage théorique de cet essai trouve à se focaliser sur l’amorce d’une problématisation à venir des deux infinis. On peut y identifier la relation entre la division infinie de l’espace de l’image pascalienne avec le fait qu’Alberti relève que les quantités transverses de la grille perspective (l’échiquier) semblent aller en diminuant en fonction de la distance ‘’pour ainsi dire jusqu à l’infini (quasi per sino infinito)’’. De là Damisch  engage une réflexion sur la place occupée dans l’histoire par les notions d’infini actuel et d’infini potentiel ; de même qu’il mettra en série l’image pascalienne avec le théorème de Desargues au fondement de la géométrie projective (L’origine…. Chap. XVI).

  Soulignons que la transformation de la perspective en le plan projectif par Desargues (Brouillon project, 1639) est pour Lacan l’appui topologique de sa monstration de la division du sujet dans le champ scopique (leçon du 11 mai 1964). Le point de distance perspectif se retrouve en l’infini actuel identifiable au second point-sujet qui devient l’opérateur de la torsion de l’unilatère : la structure d’enveloppe du plan projectif.  

   Cette intensivité de l’infini qui se présente comme une problématisation de la limite, le savoir insu d’Alberti, Damisch le met en opposition avec la clôture du système perspectif tel qu’il fut expérimenté avec le dispositif de Brunelleschi (Théorie du nuage, pp .226-227). Cette expérience met en évidence cette clôture par la coïncidence spéculaire du point de fuite et du point de vue.

  Mais en tant qu’elle intègre dans le champ du système ce qui lui est étranger, le nuage réfléchi sur une surface d’acier bruni, nous sommes amené à décomposer la temporalité de cette expérience: la vision régulée (perspective) de l’image peinte du baptistère réfléchie dans le miroir, écran à la présence réelle de l’architecture qu’il cache,  se reporte sur le nuage doublement réfléchi. Ainsi le sujet se met à l’épreuve de l’élision de l’espace perspectif qui l’habite (et qu’il habite). à l’instant bref de la saisie fugitive du regard dans l’éclipse de la vision. Il n’est plus en ce temps  identifié à l’oeil regardant réduit à un point qui le fixe dans le tableau mais regard actif entre aperçu dans la faille temporelle qui aura dans l’après-coup précédé la vision de cette image d’un ordre inconnu ( trou dans le savoir) : l’image-nuage. En bref, parce que le nuage est un objet de l’étendue hors espace (armature géométrale), il se range sous le paradigme du regard (objet pulsionnel). En cette saisie furtive du regard insaisissable en la vision, le sujet se situe en ce second point-sujet à l’infini actuel organisateur d’un nouvel espace à la puissance du continu, qui trouvera son expression dans le plan complexe et  la structure d’enveloppe du plan projectif dont la corrélation topologique (récurrence et enveloppement) est éclairée par la théorie des ensembles  (Cf., infra).

 

 

  D’un point de vue anachronique nous dirons que le désir (ignoré) de Bruneleschi est de conjoindre en une même expérience deux géométries distinctes, l’euclidienne et la fractale. La seconde relève de l’effet de vérité de ce double sens albertien épinglé par Damisch, qui nous renvoie à la symétrie d’échelle que structure le plan complexe où se déploie l’attracteur étrange. Ce désir habite l’acte de l’artiste divisé entre l’un et l’autre point-sujet, appartenant chacun à l’espace propre à chacune de ces deux géométries [Cf., notes de ce blog du 17.02.2009, 29.05.2008, 12.07.2008].

  C’est ainsi que dans la rencontre du naufrage du Lancastria se sera noué le désir qui désormais ne cesse d’habiter le destin de Damisch au désir du peintre (le terme pris en son sens générique).

 

La construction d’un dispositif

 

Après avoir établi le rapport entre ce souvenir d’adolescence et son œuvre de théoricien, il apparaît que Damisch ait par un retour sur ses traces   entrepris une création dans ce champ  qu’on a coutume d’appeler littérature. Il s’agit d’un ‘’jeu’’ qui par certains côtés nous évoque le surréalisme, une phrase apparue fortuitement, de préférence tôt le matin, ‘’ruminée’’ tout le jour et la nuit venue donnant lieu par association libre ‘’encore qu’astreinte à un horizon implicite’’ à ‘’ ce qui s’apparente à une courte fiction’’. En fait il s’agit d’une circulation inventive guidée par son imprégnation théorique (horizon implicite) à travers des références érudites dont les voisinages font valoir l’essai en filigrane de la fiction. Mais, c’est la rencontre d’un point, un bout de réel extérieur à cette circulation inventive, qui en est le ressort et que nous appellerons avec Lacan le sinthome (L. XXIII, p. 132).

  L’auteur encourageant le lecteur ‘’d’y aller avec sa propre grille de lecture ‘’, nous allons nous en tenir à la proposition de départ en tenant ces deux bouts : l’intuition de Damisch concernant l’ouverture à la problématisation de la limite au cœur de l’histoire de l’invention de la perspective et sa rencontre du réel, l’évènement du naufrage du Lancastria.

 

La communauté de structure entre ces deux termes peut se déplier en appui sur la référence ensembliste du rapport de l’Un au lieu de l’Autre (Cf., Lacan J., le Séminaire L. XVI, p. 59) dont la récurrence équivaut à la fonction d’enveloppement du plan projectif arguésien. (L.XIII, Leçons des 4 et 11 mai 1966).   

 

 

  Cette rencontre du réel fut réactivée sur l’écran de son ordinateur : « …je tombai, en suivant l’un de ces plis associatifs dans la Toile qui pourraient passer pour autant de tours que jouerait l’inconscient, sur un site qui dès l’abord me bouleversa : j’avais sous les yeux des images et les éléments d’un récit, comme échappés du presse-papiers sous le poids duquel ils étaient demeurés si longtemps resserrés. » (p. 161) L’auteur nous dit alors avoir éprouvé la répétition du spectacle de ce naufrage comme l’ouverture d’un précipice « dans le temps même de sa découverte, sans que le hasard y fût pour rien » En effet l’effet de surprise qui le saisit n’est pas lié à la contingence de l’actualité de l’évènement, l’insupportable surgit au sein de la permanence de la Chose (thématisée dans L.VIII), le lieu extime du réel. Et, il précise que l’attaque aérienne avait coulé le navire  par un « chapelet de quatre bombes », une de plus qu’il n’en avait compté lors de l’évènement.

  Dans l’identité du spectacle qui se présente sur l’écran et celle du souvenir, se révèle une faille, quelque chose s’échappe qui se marque par le compte de l’un en plus. Il renvoie au-delà du souvenir au trauma originaire : au surgissement du sujet et de la perte de l’un en moins (l’objet cause du désir) (L.XVI, Chap. XXIII-XXIV). C’est en cela qu’il s’agit d’une expérience que Damisch ’’hésite à qualifier d’infantile’’ (p. 165). Cette hésitation signe la rétroaction de l’expérience de ce spectacle, qui eut lieu dans  son adolescence, sur le point du refoulement originaire.

  Ce grain en plus du chapelet meurtrier qui recouvre le moins-un du premier compte trouverait son cadre  avec le point de regard (L.XI, p. 97) à la fois réfléchi et masqué dans le miroir du dispositif de Bruneleschi  où le sujet s’inclut dans la scène sans y appartenir (Théorie… p. 167). Mais, dans l’instant de l’expérience première réactivée devant l’écran, le spectacle de l’attaque aérienne, il s’agit du renvoi à la rencontre d’origine, le sujet n’étant  situable qu’en deçà : en tant que  l’un désarrimé de toute chaîne métonymique, il n’est ordonnable qu’à l’Autre comme l’ensemble vide (L. XVI, p. 378).

  Dans son oscillation entre l’un en moins de l’expérience initiale, dans l’après-coup de sa réactivation devant l’écran de l’ordinateur soit l’un en plus, s’engendrent deux séries, l’une décroissante et l’autre croissante (L.XVI, p. 129). L’une supporte la transversalité intensive des récits du Messager des îles, l’autre la fonction de sa progression narrative.

  L’auteur joue sur cette oscillation de l’un à l’autre point-sujet. A partir du premier  s’organise la représentation narrative transformée par l’artifice d’une torsion sémantique (structure d’enveloppe) alors que le second point-sujet  est le lieu du  transfini cantorien à partir duquel  est produit l’essai comme retour sur l’extension de cette narration transformée  pour en extraire la loi combinatoire : l’infinitisation intensive à la limite dans la constance d’échelle (plan complexe).

  Ce retour détourne la forme académique du commentaire ; l’auteur en prévient le lecteur « …la fiction le dispute à tout instant à la spéculation  tout en la stimulant, et lui prêtant éventuellement appui. Quand l’une ne se coule pas dans les voies que lui ouvre l’autre et n’en reproduit ou n’en mime pas les détours, sans craindre la contradiction, mais la cherchant au contraire là où elle peut s’avérer féconde… ». Plus loin il ajoute que de longue date le fantasme de la littérature européenne « voudrait que de la théorie à la fiction, les positions puissent s’inverser sans que l’opération se laisse nécessairement reconnaître de prime abord pour ce qu’elle est » (Le messager…p. 21).

 

 L’auteur donne lieu à cette structure d’enveloppe dans le premier des deux chapitres introductifs qui précèdent la série des six Nuits qui constituent le corps de son texte, chacune comportant six sous-chapitres appelés Heures.

Il met en scène un personnage qui a laissé un manuscrit ‘’disposé bien en vue …à la page idoine’’ (p. 10).

Le contenu de cette page est structurellement la ligne de couture, d’osculation qui fait de la sphère un cross cap soit la représentation du plan projectif.

  Le narrateur y a décrit dans le détail les conditions de sa disparition causée par un événement contingent, un naufrage. Ainsi Damisch obtient-il un trou dans le savoir du lecteur par l’effet de discordance dans la fonction narrative entre consécution et conséquence, alors que cette fonction se supporte en sa vraisemblance de leur confusion (Cf., Roland Barthes, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Communications, 8, 1966, p. 10). On retrouve ainsi une transformation  équivalente à celle que nous avons décrite, opérée par l’élision de la vision dans le regard recouverte par l’extranéité de l’image-nuage.

 La torsion se manifeste  dans le fait que l’énigme causée par ce manque va supporter la dissémination d’indices, de signifiants  en chacune des  Heures : de tel à tel autre l’image subsiste à la fois  rebroussée et disjointe de sa cardinalité, elle-même retranscrite en une allégorie de l’irréversibilité du temps en terme d’espace, « Nous courûmes vers le hangar […] pour découvrir que la porte semblait trop étroite pour laisser passer la camionnette que nous avions cependant remisée sans difficulté le matin même. Le temps nous manquait pour nous arrêter à cette énigme… » (p. 34)

  Quant au plan complexe qui transversalement à la cardinalité de la narration fonctionne selon la symétrie d’échelle, il est l’ordonnateur (attracteur étrange) de la dispersion des signifiants causée par la torsion. Damisch nous en rend compte dans la première Nuit en deux Heures consécutives intitulées Dessine moi une île et Conversation sur le trait de côte.

  Dans la première il s’agit d’un dialogue entre un enfant qui demande à un artiste de lui dessiner une île. De la pointe de son crayon celui-ci fait une marque. Déçu l’enfant lui dit qu’il ne sait pas dessiner. Il lui répond qu’il n’est pas question de dessin mais d’échelle. Il dit en avoir besoin pour pouvoir en changer, pour voir les choses de plus près ou de plus haut. « Je peux prendre une photo de ce point, et l’agrandir, comme on le ferait d’une vue d’avion : on verra bien si quelque chose apparaît alors qui ressemble à une île ».

 Dans la seconde Damisch part du constat que l’île n’a pas de frontière mais un bord qui se présente selon deux approches : une courbe fermée dans un plan comme l’est le cercle soit en topologie la figure élémentaire du nœud, ou bien au-delà de l’entre-deux mesurable du trait de côte l’approche intensive de la limite à des échelles de plus en plus fines, en référence à Mandelbrot, théoricien de l’attracteur étrange. (p. 352).

  Soulignons que concernant le cercle, l’infini fait de ce bord un point au cœur de la surface (enveloppement), point hors ligne en l’occurrence arguésienne (cross cap) : l’entrevue du regard (Cf. supra) qui exhibe un bout de réel comme retour à l’origine dans l’acte d’invention [note du 29.05.2008], l’ouverture historique du nuage retracée par Damisch, est la condition même de la table rase, vocation de l’avant-garde (Badiou A., Le siècle, chap. XI). Ainsi Damisch fait faire à son lecteur un grand écart avec une allégorie : Lénine et Boulgakov de part et d’autre d’un échiquier sous le regard de Gorki, figurant le destin  de l’art en Russie soviétique.

  Le cercle comme nœud élémentaire nous renvoie à cette référence borroméenne : « - Bel exemple de la façon dont le symbolique peut s’articuler sur l’imaginaire et l’imaginaire sur le réel, mais un réel toujours d’ores et déjà informé par le symbolique, comme le symbolique est toujours et déjà conditionné par le réel » (p. 47). Le cercle comme figure élémentaire du noeud supporte la consistance de la corde par laquelle fonctionne la structure de coinçage borroméenne. Nous y trouvons l’occasion de poser l’équivalence du dispositif de départ, la discordance entre consécution et conséquence dans la temporalité narrative, avec l’oblitération de l’avant et de l’après (dessus /dessous) de l’homotopie de par l’opération de l’infini, libérant le pur intensif [note du 20.09.2012]. 

  Chez Damisch l’insaisissable intensif se répercute sur le bord punctiforme de la surface infinitisée des lentilles de ses jumelles le 17 juin 1940. Il le recadre comme son sinthome au coeur de l’énigme qu’il construit, en laquelle il engage son lecteur.

 

  C’est ainsi qu’en établissant cette équivalence nous rangerons sous le même paradigme épistémique l’écriture du Messager des îles et la fonction de la nodalité dans l’acte pictural.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20/09/2012

Rêve ouvert à Jacques Lacan, par delà…

« Une valeur sûre », François Rouan, La Cause freudienne n° 59.

 

  Dans le numéro 59 de La cause Freudienne, l’article intitulé ‘’ Une valeur sûre’’ fait suite à la ‘’ Préface à une exposition des œuvres de François Rouan ‘’ [Cf. note du 17. 05. 2011]. François Rouan y rapporte un rêve qui précéda sa première visite au Docteur Lacan auquel il apportait les dessins que celui-ci avait choisis à Rome, lorsque le peintre était pensionnaire de  la Villa Médicis.

  Dans ce rêve il cheminait au côté de Lacan qui lui parlait. Ce récit s’achève sur : «  Tout à coup, je n’en peux plus et je trouve la force de l’interrompre, je lâche brutalement ‘’Est-ce loin encore ? Mais où allons nous ? ’’ ‘’ Nous allons chez Salvador Dali ’’, répond-il. Je me réveille en sueur et très angoissé»

 

 En sa leçon du 9 mars 1976 Lacan déclarait : « L’avantage qui résulte de la façon dont j’ai présenté la chaîne borroméenne, c’est que ça simule la sphère armillaire, comme je l’ai fait remarquer à Dali avec qui je m’en suis entretenu je ne sais plus quand. » [Le Séminaire, L. XXIII, Le sinthome, p. 109]

  Il ne peut s’agir que de l’entretien rapporté par Pamela Tytell entre Dali et Lacan,  qui eut lieu à New York en décembre 1975. Ils ne s’étaient vus depuis presque quarante ans. Le psychanalyste et le peintre eurent un échange autour des nœuds borroméens [Roudinesco E., Jacques Lacan- Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, p.487].

 

  Or cette structure de la simulation de la sphère armillaire Lacan l’avait présentée à Columbia University le premier décembre 1975 et le jour suivant  au Massachusett Institute of Technology [‘’Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines’’, in Scilicet 6/7, le Seuil, 1976]. Elle a en commun avec l’hyper cube, objet de la préoccupation de Dali, l’auto enveloppement (dont on trouve des animations sur le net) qui est le propre du plan projectif arguésien.

 

  Ainsi dans cette leçon du 9 mars 76, Lacan fait la présentation de la prise d’un rond par le jeu des dessus-dessous au croisement de deux droites infinies, légendée ‘’Représentation projective de la chaîne borroméenne’’ [L. XXIII, p.108]. Cette présentation est reprise sous la forme de  ‘’La chaîne borroméenne en sphère armillaire’’ [p. 109] ; puis après avoir évoqué le fait qu’il en avait fait part auprès de Dali, il précise : « …Parce que la fausse sphère que je vous ai dessinée là est supportée de cercles, il y a une façon de la manipuler qui consiste à la retourner sur elle-même ».

   Nous retrouvons la disjonction entre les deux espaces sphérique et  projectif qui hante le problème du pictural dans la peinture et qui ne put qu’être la condition de l’échange entre Lacan et Dali.

  Or tel est précisément l’objet du développement de la prescription que Lacan adresse à François Rouan dans sa préface à l’exposition du peintre au musée Cantini en 1978. Il conclut sur la temporalité de l’acte dans les deux temps d’une homotopie (figures XII et XVI de la préface).

   Chacune des prises du quatrième rond sur celui du réel dans le mouvement de l’homotopie donne lieu à la nomination de l’imaginaire, puis à celle du symbolique. Autrement dit se révèle impossible la nomination du réel, ce que Michel Bousseyroux a pris pour une présentation trompeuse : « Ce qu’on a pris pour une nomination indice du réel n’est indice que du symbolique ou de l’imaginaire » [Bousseyroux M., Au risque de la topologie et de la poésie –Elargir la psychanalyse, Toulouse, Editions érés, 2011, pp.199-200].

  En fait dans la visée d’un réel spécifique (la prise du quatrième rond sur celui du réel)  l’acte pictural confronte le sujet (dans le premier temps  de l’homotopie) au trou dans le moi. C’est l’effet Worringer (1), avatar de l’Unheimliche, qui relève d’un imaginaire non spéculaire. Alors que le temps second est celui de la nomination du symbolique, l’écriture du trou par la droite infinie [L. XXIII, p. 33-34, et, Vappereau J-M, La D.I., en ligne] : l’infinitisation projective du second point-sujet [note du 17. 02. 2009].

 

  Comme Lacan nous l’a enseigné c’est l’intrusion du réel qui réveille le rêveur là même où manque la représentation [L. XI, chapitre V, ‘’ Tuchè et automaton’’]. Cette béance qu’enveloppe la réplique « Nous allons chez Salvador Dali », elle se retrouve dans l’impossible nomination du réel hors sens dont le Docteur Lacan dans sa préface a prescrit la formule de l’enjambement du sphérique au projectif. Dali en eut l’intuition - certes sans l’engagement dans l’intrinsèque qui est le propre de l’acte -  en représentant le patron de l’hyper cube  dans sa crucifixion de 1953.

   Dans cette leçon du 9 mars 76 Lacan prolonge sa mise en série de ‘’ La représentation projective de la chaîne borroméenne’’ et de ‘’La chaîne borroméenne en sphère armillaire’’ par une illustration légendée ‘’Retournement’’ [p.112]. Il s’agit d’une représentation temporalisée en quatre images de la chaîne borroméenne projective : quatre étapes dans l’inversion des dessus-dessous du croisement des deux droites infinies et du rond qui les enserre. Cet artifice, celui de l’animation - comme celle de l’hyper cube que l’on peut visionner sur le net - supplée ici à l’impossibilité de se représenter le fait que le coinçage, qui est au principe de la structure du nœud comme point d’inertie de la rencontre des consistances, est du pur intensif sans dessus-dessous, sans l’opposition dehors /dedans qui relève de l’extension, des cordonnées de l’espace (d3). Or ce pur intensif est le point de réel en lequel l’acte, comme tel, accède au fondement, à l’évidence originaire en laquelle  le  pictural renouvelle la peinture [note du 29. 05. 2008].

 

  Cette relation de l’intensif à l’extensif dans l’acte pictural nous en tentons le délinéament dans notre dernier fascicule accompagné d’une animation (DVD), [Vermeersch P., Tournure – Démocrite avec Worringer, Autédit, Paris, 2012].

 

1- Ce ‘’trou dans le moi’’ nous l’avons, dans le contexte de la monstration de Lacan, trop hâtivement identifié à l’effet Worringer.

  Dans notre fascicule, Topologie de l’acte pictural- L’auto-enveloppement, Autédit, Paris, 2017, pp. 8-9,  nous déplions la temporalité logique de l’acte pictural en un écart  qui scinde l’opération homotopique, soit l’achèvement du surmontement du rond de l’imaginaire par celui de la nomination. Ce qui implique que l’accès au second point sujet à l’infini, dans le premier temps (première homotopie), soit maintenu dans l’inhibition qui est liée comme telle à l’imaginaire, puis que lui succède la sanction de ce premier temps par le constat de la division du sujet (effet W) donnant lieu à la seconde homotopie : la nomination du symbolique. [Note ajoutée le 3 10 17]