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08/04/2014

Damisch, Le messager des îles, vers une littérature fractale.

Dans Le messager des îles (le Seuil 2012) Hubert Damisch fait un retour sur la  référence qu’il fit dans L’origine de la perspective (Flammarion 1987) à cette image de Blaise Pascal  concernant les deux infinis : un bateau qui s’éloigne vers l’horizon, s’en rapprochant toujours sans jamais y arriver, ‘’divisant sans cesse l’espace’’.

  « Cette image m’aura longtemps occupé dans mes études sur la perspective des peintres sans que je soupçonne en rien le lien qui pouvait exister entre une expérience que j’hésite à qualifier d’infantile et une recherche qui aurait quelques titres à passer pour adulte. » ( Le messager… p.165).

  Cette expérience est le fait que l’auteur encore adolescent, a assisté dans l’après midi du 17 juin 1940 avec des jumelles depuis la côte, au naufrage du Lancastria coulé au large de Saint-Nazaire par une attaque aérienne allemande.

 

 En quoi cette image sera-t-elle entrée en fonction dans ses études sur la perspective ? Celles –ci prennent leur départ éditorial dans sa Théorie du nuage (le Seuil 1972). En effet, l’éclairage théorique de cet essai trouve à se focaliser sur l’amorce d’une problématisation à venir des deux infinis. On peut y identifier la relation entre la division infinie de l’espace de l’image pascalienne avec le fait qu’Alberti relève que les quantités transverses de la grille perspective (l’échiquier) semblent aller en diminuant en fonction de la distance ‘’pour ainsi dire jusqu à l’infini (quasi per sino infinito)’’. De là Damisch  engage une réflexion sur la place occupée dans l’histoire par les notions d’infini actuel et d’infini potentiel ; de même qu’il mettra en série l’image pascalienne avec le théorème de Desargues au fondement de la géométrie projective (L’origine…. Chap. XVI).

  Soulignons que la transformation de la perspective en le plan projectif par Desargues (Brouillon project, 1639) est pour Lacan l’appui topologique de sa monstration de la division du sujet dans le champ scopique (leçon du 11 mai 1964). Le point de distance perspectif se retrouve en l’infini actuel identifiable au second point-sujet qui devient l’opérateur de la torsion de l’unilatère : la structure d’enveloppe du plan projectif.  

   Cette intensivité de l’infini qui se présente comme une problématisation de la limite, le savoir insu d’Alberti, Damisch le met en opposition avec la clôture du système perspectif tel qu’il fut expérimenté avec le dispositif de Brunelleschi (Théorie du nuage, pp .226-227). Cette expérience met en évidence cette clôture par la coïncidence spéculaire du point de fuite et du point de vue.

  Mais en tant qu’elle intègre dans le champ du système ce qui lui est étranger, le nuage réfléchi sur une surface d’acier bruni, nous sommes amené à décomposer la temporalité de cette expérience: la vision régulée (perspective) de l’image peinte du baptistère réfléchie dans le miroir, écran à la présence réelle de l’architecture qu’il cache,  se reporte sur le nuage doublement réfléchi. Ainsi le sujet se met à l’épreuve de l’élision de l’espace perspectif qui l’habite (et qu’il habite). à l’instant bref de la saisie fugitive du regard dans l’éclipse de la vision. Il n’est plus en ce temps  identifié à l’oeil regardant réduit à un point qui le fixe dans le tableau mais regard actif entre aperçu dans la faille temporelle qui aura dans l’après-coup précédé la vision de cette image d’un ordre inconnu ( trou dans le savoir) : l’image-nuage. En bref, parce que le nuage est un objet de l’étendue hors espace (armature géométrale), il se range sous le paradigme du regard (objet pulsionnel). En cette saisie furtive du regard insaisissable en la vision, le sujet se situe en ce second point-sujet à l’infini actuel organisateur d’un nouvel espace à la puissance du continu, qui trouvera son expression dans le plan complexe et  la structure d’enveloppe du plan projectif dont la corrélation topologique (récurrence et enveloppement) est éclairée par la théorie des ensembles  (Cf., infra).

 

 

  D’un point de vue anachronique nous dirons que le désir (ignoré) de Bruneleschi est de conjoindre en une même expérience deux géométries distinctes, l’euclidienne et la fractale. La seconde relève de l’effet de vérité de ce double sens albertien épinglé par Damisch, qui nous renvoie à la symétrie d’échelle que structure le plan complexe où se déploie l’attracteur étrange. Ce désir habite l’acte de l’artiste divisé entre l’un et l’autre point-sujet, appartenant chacun à l’espace propre à chacune de ces deux géométries [Cf., notes de ce blog du 17.02.2009, 29.05.2008, 12.07.2008].

  C’est ainsi que dans la rencontre du naufrage du Lancastria se sera noué le désir qui désormais ne cesse d’habiter le destin de Damisch au désir du peintre (le terme pris en son sens générique).

 

La construction d’un dispositif

 

Après avoir établi le rapport entre ce souvenir d’adolescence et son œuvre de théoricien, il apparaît que Damisch ait par un retour sur ses traces   entrepris une création dans ce champ  qu’on a coutume d’appeler littérature. Il s’agit d’un ‘’jeu’’ qui par certains côtés nous évoque le surréalisme, une phrase apparue fortuitement, de préférence tôt le matin, ‘’ruminée’’ tout le jour et la nuit venue donnant lieu par association libre ‘’encore qu’astreinte à un horizon implicite’’ à ‘’ ce qui s’apparente à une courte fiction’’. En fait il s’agit d’une circulation inventive guidée par son imprégnation théorique (horizon implicite) à travers des références érudites dont les voisinages font valoir l’essai en filigrane de la fiction. Mais, c’est la rencontre d’un point, un bout de réel extérieur à cette circulation inventive, qui en est le ressort et que nous appellerons avec Lacan le sinthome (L. XXIII, p. 132).

  L’auteur encourageant le lecteur ‘’d’y aller avec sa propre grille de lecture ‘’, nous allons nous en tenir à la proposition de départ en tenant ces deux bouts : l’intuition de Damisch concernant l’ouverture à la problématisation de la limite au cœur de l’histoire de l’invention de la perspective et sa rencontre du réel, l’évènement du naufrage du Lancastria.

 

La communauté de structure entre ces deux termes peut se déplier en appui sur la référence ensembliste du rapport de l’Un au lieu de l’Autre (Cf., Lacan J., le Séminaire L. XVI, p. 59) dont la récurrence équivaut à la fonction d’enveloppement du plan projectif arguésien. (L.XIII, Leçons des 4 et 11 mai 1966).   

 

 

  Cette rencontre du réel fut réactivée sur l’écran de son ordinateur : « …je tombai, en suivant l’un de ces plis associatifs dans la Toile qui pourraient passer pour autant de tours que jouerait l’inconscient, sur un site qui dès l’abord me bouleversa : j’avais sous les yeux des images et les éléments d’un récit, comme échappés du presse-papiers sous le poids duquel ils étaient demeurés si longtemps resserrés. » (p. 161) L’auteur nous dit alors avoir éprouvé la répétition du spectacle de ce naufrage comme l’ouverture d’un précipice « dans le temps même de sa découverte, sans que le hasard y fût pour rien » En effet l’effet de surprise qui le saisit n’est pas lié à la contingence de l’actualité de l’évènement, l’insupportable surgit au sein de la permanence de la Chose (thématisée dans L.VIII), le lieu extime du réel. Et, il précise que l’attaque aérienne avait coulé le navire  par un « chapelet de quatre bombes », une de plus qu’il n’en avait compté lors de l’évènement.

  Dans l’identité du spectacle qui se présente sur l’écran et celle du souvenir, se révèle une faille, quelque chose s’échappe qui se marque par le compte de l’un en plus. Il renvoie au-delà du souvenir au trauma originaire : au surgissement du sujet et de la perte de l’un en moins (l’objet cause du désir) (L.XVI, Chap. XXIII-XXIV). C’est en cela qu’il s’agit d’une expérience que Damisch ’’hésite à qualifier d’infantile’’ (p. 165). Cette hésitation signe la rétroaction de l’expérience de ce spectacle, qui eut lieu dans  son adolescence, sur le point du refoulement originaire.

  Ce grain en plus du chapelet meurtrier qui recouvre le moins-un du premier compte trouverait son cadre  avec le point de regard (L.XI, p. 97) à la fois réfléchi et masqué dans le miroir du dispositif de Bruneleschi  où le sujet s’inclut dans la scène sans y appartenir (Théorie… p. 167). Mais, dans l’instant de l’expérience première réactivée devant l’écran, le spectacle de l’attaque aérienne, il s’agit du renvoi à la rencontre d’origine, le sujet n’étant  situable qu’en deçà : en tant que  l’un désarrimé de toute chaîne métonymique, il n’est ordonnable qu’à l’Autre comme l’ensemble vide (L. XVI, p. 378).

  Dans son oscillation entre l’un en moins de l’expérience initiale, dans l’après-coup de sa réactivation devant l’écran de l’ordinateur soit l’un en plus, s’engendrent deux séries, l’une décroissante et l’autre croissante (L.XVI, p. 129). L’une supporte la transversalité intensive des récits du Messager des îles, l’autre la fonction de sa progression narrative.

  L’auteur joue sur cette oscillation de l’un à l’autre point-sujet. A partir du premier  s’organise la représentation narrative transformée par l’artifice d’une torsion sémantique (structure d’enveloppe) alors que le second point-sujet  est le lieu du  transfini cantorien à partir duquel  est produit l’essai comme retour sur l’extension de cette narration transformée  pour en extraire la loi combinatoire : l’infinitisation intensive à la limite dans la constance d’échelle (plan complexe).

  Ce retour détourne la forme académique du commentaire ; l’auteur en prévient le lecteur « …la fiction le dispute à tout instant à la spéculation  tout en la stimulant, et lui prêtant éventuellement appui. Quand l’une ne se coule pas dans les voies que lui ouvre l’autre et n’en reproduit ou n’en mime pas les détours, sans craindre la contradiction, mais la cherchant au contraire là où elle peut s’avérer féconde… ». Plus loin il ajoute que de longue date le fantasme de la littérature européenne « voudrait que de la théorie à la fiction, les positions puissent s’inverser sans que l’opération se laisse nécessairement reconnaître de prime abord pour ce qu’elle est » (Le messager…p. 21).

 

 L’auteur donne lieu à cette structure d’enveloppe dans le premier des deux chapitres introductifs qui précèdent la série des six Nuits qui constituent le corps de son texte, chacune comportant six sous-chapitres appelés Heures.

Il met en scène un personnage qui a laissé un manuscrit ‘’disposé bien en vue …à la page idoine’’ (p. 10).

Le contenu de cette page est structurellement la ligne de couture, d’osculation qui fait de la sphère un cross cap soit la représentation du plan projectif.

  Le narrateur y a décrit dans le détail les conditions de sa disparition causée par un événement contingent, un naufrage. Ainsi Damisch obtient-il un trou dans le savoir du lecteur par l’effet de discordance dans la fonction narrative entre consécution et conséquence, alors que cette fonction se supporte en sa vraisemblance de leur confusion (Cf., Roland Barthes, Introduction à l’analyse structurale des récits, in Communications, 8, 1966, p. 10). On retrouve ainsi une transformation  équivalente à celle que nous avons décrite, opérée par l’élision de la vision dans le regard recouverte par l’extranéité de l’image-nuage.

 La torsion se manifeste  dans le fait que l’énigme causée par ce manque va supporter la dissémination d’indices, de signifiants  en chacune des  Heures : de tel à tel autre l’image subsiste à la fois  rebroussée et disjointe de sa cardinalité, elle-même retranscrite en une allégorie de l’irréversibilité du temps en terme d’espace, « Nous courûmes vers le hangar […] pour découvrir que la porte semblait trop étroite pour laisser passer la camionnette que nous avions cependant remisée sans difficulté le matin même. Le temps nous manquait pour nous arrêter à cette énigme… » (p. 34)

  Quant au plan complexe qui transversalement à la cardinalité de la narration fonctionne selon la symétrie d’échelle, il est l’ordonnateur (attracteur étrange) de la dispersion des signifiants causée par la torsion. Damisch nous en rend compte dans la première Nuit en deux Heures consécutives intitulées Dessine moi une île et Conversation sur le trait de côte.

  Dans la première il s’agit d’un dialogue entre un enfant qui demande à un artiste de lui dessiner une île. De la pointe de son crayon celui-ci fait une marque. Déçu l’enfant lui dit qu’il ne sait pas dessiner. Il lui répond qu’il n’est pas question de dessin mais d’échelle. Il dit en avoir besoin pour pouvoir en changer, pour voir les choses de plus près ou de plus haut. « Je peux prendre une photo de ce point, et l’agrandir, comme on le ferait d’une vue d’avion : on verra bien si quelque chose apparaît alors qui ressemble à une île ».

 Dans la seconde Damisch part du constat que l’île n’a pas de frontière mais un bord qui se présente selon deux approches : une courbe fermée dans un plan comme l’est le cercle soit en topologie la figure élémentaire du nœud, ou bien au-delà de l’entre-deux mesurable du trait de côte l’approche intensive de la limite à des échelles de plus en plus fines, en référence à Mandelbrot, théoricien de l’attracteur étrange. (p. 352).

  Soulignons que concernant le cercle, l’infini fait de ce bord un point au cœur de la surface (enveloppement), point hors ligne en l’occurrence arguésienne (cross cap) : l’entrevue du regard (Cf. supra) qui exhibe un bout de réel comme retour à l’origine dans l’acte d’invention [note du 29.05.2008], l’ouverture historique du nuage retracée par Damisch, est la condition même de la table rase, vocation de l’avant-garde (Badiou A., Le siècle, chap. XI). Ainsi Damisch fait faire à son lecteur un grand écart avec une allégorie : Lénine et Boulgakov de part et d’autre d’un échiquier sous le regard de Gorki, figurant le destin  de l’art en Russie soviétique.

  Le cercle comme nœud élémentaire nous renvoie à cette référence borroméenne : « - Bel exemple de la façon dont le symbolique peut s’articuler sur l’imaginaire et l’imaginaire sur le réel, mais un réel toujours d’ores et déjà informé par le symbolique, comme le symbolique est toujours et déjà conditionné par le réel » (p. 47). Le cercle comme figure élémentaire du noeud supporte la consistance de la corde par laquelle fonctionne la structure de coinçage borroméenne. Nous y trouvons l’occasion de poser l’équivalence du dispositif de départ, la discordance entre consécution et conséquence dans la temporalité narrative, avec l’oblitération de l’avant et de l’après (dessus /dessous) de l’homotopie de par l’opération de l’infini, libérant le pur intensif [note du 20.09.2012]. 

  Chez Damisch l’insaisissable intensif se répercute sur le bord punctiforme de la surface infinitisée des lentilles de ses jumelles le 17 juin 1940. Il le recadre comme son sinthome au coeur de l’énigme qu’il construit, en laquelle il engage son lecteur.

 

  C’est ainsi qu’en établissant cette équivalence nous rangerons sous le même paradigme épistémique l’écriture du Messager des îles et la fonction de la nodalité dans l’acte pictural.