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07/03/2020

A propos d’un dossier de la revue LIGEIA

 

   

 

 

 

  A propos d’un dossier de la revue LIGEIA,

   Le dossier sur l’Art du numéro double  173-174 de la revue LIGEIA, est intitulé « Le geste du pinceau ». *

 

 L’avant-propos nous en présente la thématique qui se fonde sur la contribution de Lacan  au catalogue de l’exposition François Rouan du musée Cantini de Marseille (1978) et de même sur celle de Hubert Damisch dans le catalogue de l’exposition François Rouan du centre Pompidou (1983), « La peinture est un vrai trois », reprise dans  son  livre Fenêtre jaune de cadmium.

 

 S’orienter d’une axiologie 

  Les contributeurs de ce dossier s’appuient donc sur les problématiques de Damisch et Lacan, ceux-ci ayant leur commune référence à Panofsky concernant l’origine de la perspective.

  Damisch relève que le damier apparent du tableau de Rouan, est le résultat du croisement en taffetas de ses bandes. Celles-ci conservent néanmoins  en leurs points de croisement les indices de l’épaisseur du support, la troisième dimension. Il met en série ce damier avec le pavement en damier qui fut supporté par les premiers essais de construction de l’espace perspectif, soit un tiers point de projection du damier sur la surface du tableau. Ce tiers point trouva son aboutissement géométral dans la convergence des fuyantes de la perspective. Il compare ces premiers essais à ceux de Rouan qui reposeraient sur la tresse (en référence à Lacan et Soury). De là il remonte au croisement de la touche chez Manet et Cézanne. A partir de là il prend le pari que « le tressage pourrait bien remplir, pour la peinture à venir, un office analogue à celui qui fut pendant deux ou trois siècles, celui de la perspective ».

  La référence à Panofsky chez Lacan remonte au Séminaire VII, en lequel il évoque le double bandeau sur les parois de Sainte-Marie-Majeure, qu’il qualifie de stéréognosie précédant la progressive maîtrise de l’illusion de l’espace. Il nous conduit au-delà de la perspective avec son  retournement en l’anamorphose à la période baroque ; ce qui  lui permet d’opposer à l’illusion de l’espace la création du vide comme cette brisure de l’illusion au sein même de la présentification de l’objet qu’il reconnaît chez Cézanne. C’est ainsi que dans le Séminaire XIII, il va construire la structure du fantasme, soit la relation du sujet à l’objet non spécularisable, à partir de l’analyse du tableau des Ménines de Vélasquez, en référence au plan projectif arguésien. 

 

 L’artiste et le théoricien

 Damisch laisse ouverte la recherche tâtonnante de Rouan, en des tentatives de théorisation de ce qu’il repère en l’observation des transformations du travail du peintre. Ainsi se dit-il chiffonné par la violence du théoricien, Lacan, qui impose sa ligne. En effet  celui-ci établit la structure  de l’acte pictural dans la création du vide à chaque fois renouvelée dans l’histoire, ce qu’il appelle datiser. Il ose prescrire de « peindre sur tresse » ; ce qui voudrait dire que, si l’on revient sur le constat de Damisch, dans le tableau de Rouan le taffetas, le damier de surface n’éliminant pas le trou du croisement, Lacan y repère d’entrée de jeu le conduit lévogyre/dextrogyre dans sa note manuscrite de l’exposition du musée Cantini. Autrement dit il s’agit du tissu projectif en lequel   les termes de cette opposition se réduisent au point trou de torsion hors l’espace à trois dimensions [Cf. notre note du 17 /05 /2011 de ce blog]. En bref peindre sur tresse c’est peindre sur trou, briser l’illusion du damier. Il s’agit de la nomination du symbolique du dessin connoté XVI sur la note manuscrite du catalogue du musée Cantini.

 

L’esthétique divisée

 Les rédacteurs de cet avant propos avaient décidé de donner pour titre de ce dossier  « Les propriétés du triple : étoffe, tissu, tressage » en référence à Hubert Damisch : « La peinture est un vrai trois ». Néanmoins Damisch ayant accordé la propriété d’écrit à l’élaboration de Rouan, à cause de la considération de Lacan du nœud borroméen comme une écriture, ils décidèrent du titre définitif, « Le geste du pinceau ». « Un effet, disent-ils, des formulations de Damisch fut d'ouvrir l'horizon de notre sujet à la calligraphie, intuition qui allait tenir une place reine dans ce dossier»

  En fait cette intuition revient initialement à Lacan dans sa leçon du 17 février 1971, en laquelle il présente le caractère Szu. Ferdinand Scherer le signale dans son intervention du 17 octobre 2013 à Milan sous le titre  «Lacan, la calligraphie chinoise et la naissance du nœud borroméen» [Cf. note du 29/06/2015]. Cette conférence est reprise et remaniée par son auteur dans le dossier de Ligeia, sous le titre « De la calligraphie chinoise à l’écriture du nœud borroméen ». La mention de cette intuition de Lacan n’y figure pas. En nous  référant à la dialectique de l’un en moins/l’un en plus qui engage à la logique du fantasme (Lacan, Le Séminaire XIV), nous dirons qu’en raison de  la « place reine » accordée à la calligraphie dans le dossier, on peut considérer que cette élision fonctionne comme l’un en moins qui fait trait sur le titre du dossier. Et, que la dérivation sur l’intérêt porté à l’effet esthétique supposé des figures tracées de la main de Lacan [Cf. note du 11/01/2007], alors que celui-ci a lui-même déclaré que le trait du calligraphe est « sans espoir pour un occidenté » , est une aberration féconde qui est problématisée dans l’entretien avec le mathématicien Michel Thomé. Celui-ci, Soury et Vappereau furent les accompagnateurs de Lacan dans l’exploration du nœud borroméen.

  Thomé fait la distinction d’une part entre l’esquisse de mise à plat d’un nœud qui fait montre de la singularité de la main, d’autre part  la régularité et la symétrie recherchées dans cette mise à plat pour lui apporter sa forme canonique.

  Cette opposition correspond à deux avatars différenciés de l’esthétique. D’une part  il y a en effet l’esthétique fondée sur la régularité des relations géométriques de symétrie et de rythme, telles qu’on les trouve dans les Stilfragen (1893) d’Alois Riegel. D’autre part il y a une analyse de la phénoménalité du geste dans l’expérience de griffonnage de Worringer dans Formprobleme der Gotic (1927) [Cf. note du 20/10/2006]. Il s’agit de la relation intensive du tact, au cœur du chiasme phénoménologique touchant/touché, à l’inscription du geste sur le support. Relation inhibée de structure par celle, extensive d’orientation, de symétrie et de rythme, sur la surface. 

  C’est par là que la problématisation du trou se trouve relancée par la mise en série des spéculations de Damisch et Lacan sur le taffetas de Rouan avec les contributions  de Yves Depelsenaire et  Jeanne Bacharach sur les dessins mescaliniens de Michaux. 

 

  La fonction esthétique de l’angoisse 

   Dans son texte intitulé Lituraterre destiné à la revue Littérature Lacan fait référence à l’écrit poétique de Michaux dont il s’approprie deux phrases : « entre centre et absence », « Rature d’aucune trace qui soit d’avant ». Elles sont comme deux points de capiton qui lient les deux tissus textuels. Il s’agit de la brisure du semblant et du ravinement du signifié qui n’est pas sans nous évoquer la rupture de l’illusion de l’espace et la création du vide engagée dans la période baroque avec l’anamorphose.

  Lacan fait référence à l’angoisse qui se manifeste chez le poète avec le phénomène du double, de l’inquiétante étrangeté.  Elle abonde et culmine dans la souffrance éprouvée, lorsque celui-ci se livre à l’expérience des dessins mescaliniens.

  Lacan nous en donne une  approche de la structure dans  sa leçon du 11 janvier 1963 du séminaire L’angoisse, à partir de  la découpe de l’objet  sur le cross-cap, appliquée au vase du schéma optique, représentant  l’image réelle du corps. L’objet détaché par la découpe, bien que non spécularisable est présentifié sous la forme du double.

  Lacan imagine alors suivre  tactilement, les yeux fermés, d’un seul tour le bord du col du vase qui représente le trou laissé par la découpe de l’objet dans le cross-cap. Il ouvre les yeux, le col apparaît dédoublé.

  Cette expérience de pensée porte sur la conjonction  du tactile et du visuel.

  Dans le champ tactile, le parcours de la double boucle de la découpe du cross-cap en un seul tour est identifiable à celui  du plan projectif arguésien. Ce bouclage se referme en un point  que Lacan définit comme le second point-sujet [L. XIII, leçon du 5. 05.1965]. Ce point est le lieu de l’objet de la pulsion scopique, non spécularisable. C’est en cela qu’il ne s’atteint que par le biais du chiasme phénoménologique touchant/touché, accès à l’infini actuel qui est le fondement du plan projectif arguésien. Cet accès est donné dans le point de l’attaque de l’unique trait de pinceau de Shitao.

  Dans le champ scopique, les yeux ouverts, le col du vase dédoublé représente les deux circuits, le tactile et le visuel.

  Le circuit visuel correspond  au bouclage de l’image spéculaire, la torsion envers/endroit du premier tour moebien. La coexistence des deux circuits dans le champ scopique  est la condition du phénomène du double, la présence discordante de l’objet  invisible. Elle est cause  de l’effet de l’inquiétante étrangeté,  le culmen du phénomène esthétique. 

   Cette expérience de pensée à laquelle Lacan réfère l’expérience du double vécue par Maupassant, nous éclaire sur celle de Michaux à partir de celle de Worringer qui repère l’effet de son fading subjectif, dans le temps de l’arrêt qui précède l’inversion d’orientation du geste de griffonnage ; il le traduit dans les termes de « volonté étrangère». Par ce constat nous relevons l’indice de la connexité de la division subjective, en ses deux point-sujet, et du phénomène du double.

  Nous en rencontrons une variante dans la leçon du 11 janvier 1963, que Scherer nous rapporte dans sa contribution au dossier de Ligeia.

  Deux figures au tableau noir sont tracées par Lacan. La première reproduit le cercle fait d’un seul geste du moine Jiun Sonja. La seconde présentée comme la traduction de la première est la double boucle du huit intérieur comme expression  du trait unaire, la pure différence qui initie la division du sujet.

    Sonja en son geste se sera aveuglé en cernant son regard au sein de sa vision dans le recouvrement du chiasme touchant /touché en l’appui subtil de son pinceau ; Lacan appelle ce cercle « le trou de Jiun Sonja». Ce qui nous renvoie à la figure XVI de sa note du catalogue Cantini.

  Saisir à notre tour la singularité du dessin de Sonja, son étrangeté, c’est saisir la consistance, l’enveloppement du spéculaire par le tactile, de son trait flottant en avant de la fenêtre aveugle d’Alberti [Cf. note du 29 /05/08].

 

  Les effets de l’infini actuel

  Dans l’effectuation du caractère Szu, le deuxième trait que Lacan dénomme « le fait de l’écrit », dans le surmontement de l’attaque du premier, est de fait la stratification de l’intensif lors de l’attaque du premier. Autrement dit le point de coinçage de l’entrelacs évoqué par Worringer, comme analogue au point d’appui sur le support, recouvert par le point d’arrêt gestuel  de  son griffonnage, est le point pivot du basculement de l’intensif sur l’extensif. En conséquence de  la transformation de la symétrie de l’espace géométrique riegelien, recherchée par Thomé dans la mise à plat, en la symétrie d’échelle d’une géométrie fractale.

 Dans Connaissance par les gouffres Michaux écrit « ornement dans l’ornement de l’ornement». Il exprime ici la position du second point-sujet, au cœur du chiasme touchant/touché, qui est aussi celle de l’objet regard, en l’infini actuel qui se réfléchit en lui-même.

  C’est ainsi que les dessins mescaliniens de Michaux apporteraient  l’orientation nécessaire à cet avenir de la peinture projeté par Damisch. D’autant plus qu’avec le retournement anamorphique  nous tenons l’un des bouts du fil périodique de l’histoire, de l’autre l’expansion fractale des corps du plafond baroque.

 

*J. Bacharach, M.-L. Caussinel, Y. Depelsenaire, G .H Melenotte, G. Meraz,  Y. Pélissier, R. Perez, F. Rouan, C. Salles, F. Scherrer, J.-l. Sous, M. Thomé.

 

 

 

 

 

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