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24/12/2010

De Damisch à During- L'écho du sinthome

De Damisch à During- L’écho du sinthome

 

 

A propos de « You can see now »- Montage transversal, dans CINE FIL de Hubert Damisch, et, Topologie de la hantise :VERTIGO, dans Faux raccords- la coexistence des images de Elie During.

 

 

 

  Hubert Damisch nous décrit le fonctionnement du champ/contrechamp dans un film de Fritz Lang, La femme au portrait. Entre l’espace d’une rue et d’un magasin en lequel est exposé un portrait de femme qui captive un chaland, la caméra étant placée à l’intérieur, le reflet du tableau se projette sur la vitrine derrière laquelle se tient le contemplateur. Le plan suivant, l’objectif au dehors, le personnage voit se réfléchir sur la vitre, à côté du portrait, le reflet du modèle, « son double supposé réel » se tenant debout près de lui sur le trottoir, une femme avec laquelle il poursuivra une aventure.

  A propos de l’effet de ce dispositif spatio-temporel, Damisch en vient à formuler une question sur le fait de désirer un être en image : « Et qu’a-t-on à retenir, sur ce point, de l’expérience de la peinture et celle du cinéma ? En quoi diffèrent elles ? ».

  Ce questionnement sur la fonction de l’objet imaginaire du désir est ainsi redoublé en celui sur la différence entre le pictural et le cinématographique. Et, à partir de là il reprend la description de ce dispositif, qu’il nomme « montage transversal », dans la dernière séquence des Lumières de la ville de Charlie Chaplin.

   En poursuivant son enquête sur cette différence entre les deux arts, il prend en compte le fait que la représentation picturale (le portrait dans la séquence de  Fritz Lang) ne se rencontre pas dans la séquence de Chaplin. Autrement dit, le système, le fonctionnement du montage transversal, se trouve épuré de l’inclusion d’une référence externe. S’il y a une comparaison à établir avec le pictural, ce ne sera qu’au seul niveau de la structure. C’est ce que Damisch dénote comme le « procédé au sens formaliste» de Chaplin.

  En conséquence, Charlot retrouve derrière la vitrine d’une fleuriste sa petite marchande de fleurs, guérie de sa cécité : « la succession des plans en champ et contrechamp correspondant à l’échange des regards ». Damisch souligne que nulle trace ne demeure de la vitre qui sépare les deux personnages, sinon la conscience que peut en avoir le spectateur. « Avec pour effet paradoxal que cette suite serrée de plans paraît n’en faire qu’un. La suture entre ce qui se présente comme deux faces d’une même et unique image est assurée par cette interface invisible ». C’est proprement cela le montage transversal : « par simple contact avers contre avers, plan contre plan (comme on dirait d’un contreplaqué ou de deux plaques de verre contrecollées) ». Damisch y voit l’équivalent d’un diptyque. En effet les deux volets d’un diptyque se referment face contre face.

  Alors qu’il évoque la suture entre les deux faces d’une même image, Damisch ne fait pas référence à l’unilatère de la bande de moebius. Pourtant, de notre point de vue, le dispositif de Chaplin serait à mettre en rapport avec  la torsion effectuée par la touche dans l’acte pictural [Cf., note du 29.05.08].

  Il est par contre possible d’effectuer une telle mise en rapport dans l’abord topologique de l’analyse de Vertigo de Hitchcock par Elie During.

  On retrouve dans Vertigo, à l’échelle du film en son entier, les ingrédients de la séquence de La femme au portait de Fritz Lang : la relation amoureuse du héros (Scottie) avec ‘’l’image’’  d’une femme (Madeleine), le double (Madeleine-Judy), le sentiment d’inquiétante étrangeté qui en est corrélatif, et, le portrait peint d’une femme (Carlotta Valdes). Mais, chez d’Hitchcock c’est  le double qui a la fonction de torsion de l’unilatère qu’a la vitrine dans les séquences analysées par Hubert Damisch. Ainsi le film a-t-il une puissance supérieure au jeu formel du champ/contrechamp d’une seule séquence, d’où l’insistance en son déroulement d’une ponctuation problématique que Elie During appelle : le motif.

   Pour appréhender le motif Elie During préconise de se livrer à  ‘’une attention distraite’’,  ‘’quelque peu oblique ‘’, ‘’ orthogonale au plan de l’intrigue ’’. Elle porte sur ‘’un parcours étayé sur la topologie des coupes et des raccords’’.  ‘’Une idée passe… se pose sur un objet, un geste un personnage, avant de reprendre sa course’’ : c’est pour Elie During ‘’la face sensible d’un espace-temps qui ne se livre qu’entre les plans, dans un rapport défectif au visible’’ ; il le qualifie d’espace-temps de la hantise.

 

  Nous dirions que ce rapport défectif au visible c’est en effet le regard en tant qu’objet pulsionnel élidé au sein de la vision et qui en est néanmoins le suppôt [Lacan, Le Séminaire, L.XI, leçons du 19.02 et 11.03.1964]. Les coupes et les raccords du montage sont ordonnés par une syntaxe qui constitue le plan de l’intrigue. Ce qui équivaut à la chaîne signifiante d’un discours relancé par la perte, incomplétude et ouverture du sens, à chaque bouclage de la signification. C’est en ce point de bouclage que peut intervenir le ’’motif ‘’, point de bifurcation, d’indiscernable entre les deux avatars de l’objet pulsionnel, l’objet de désir et l’objet d’angoisse. « Une idée passe », c’est alors en ce point l’effet de sens énigmatique qui insiste comme moment d’une action qui se déroulerait sur une autre scène.

  Rappelons que l’objet de désir se donne dans la représentation comme objet commun ; il s’offre comme image en la relation spéculaire qui habite l’écran cinématographique. Qu’en une bifurcation, à la  place de cet objet surgisse la présence de celui non spécularisable de la pulsion, alors est éprouvée l’inquiétante étrangeté en laquelle l’image spéculaire fait place à celle du double [L. X, leçon du 9. 01.1963]. 

 

  Ainsi Elie During conçoit-il son spectateur, accrochant le motif d’une ‘’attention distraite’’, dans une position subjective comparable à celle de l’analyste en son écoute et celle de l’artiste en son acte  [note du 11. 08. 09]. Du reste, il a par ailleurs évoqué la production de motifs dans l’automatisme d’un dessin fait distraitement lors d’un entretien téléphonique, « Tout motif toute chaîne de motifs est irrémédiablement entraînée, emportée par une ligne folle, une ligne gothique ou septentrionale, pour parler comme Worringer ». Nous rappelons l’importance que nous reconnaissons à l’esthéticien allemand dans le dénudement de la structure de l’acte pictural [note du 20. 10. 06].

 Lorsque  Elie During écrit que l’image du double est réduite à «la coalescence d’une image actuelle et de son image virtuelle à l’instar du présent coexistant avec son propre souvenir », il met en série des frayages théoriques qui accomplissent une monstration topologique : l’image- cristal de Deleuze qui renvoie au sommet du cône temporel de Bergson, dont nous remarquerons qu’il suffit de lui apporter l’entrecroisement, l’auto-traversée donnant lieu à l’unilatère pour obtenir la surface du cross-cap [L. X, leçon du 9.01.1963, à laquelle E. During se réfère]. Surface unilatère dont les extrémités de la ligne de recoupement relèvent du point paradoxal articulant les deux espaces, unilatère/bilatère. Nous y repérons un avatar de l’ombilic que Jeanne Lafont identifie à la fois à celui du rêve (terme freudien) et de courbes mathématiques [J. Lafont, « Ombilic du rêve comme catastrophe »- Colloque Angoisse et Désir- 15/09/06, en ligne sur Internet].

  Ce point, qui contient la structure même de la torsion, est l’opérateur de la conjonction-disjonction  entre l’actuel (présent) et le virtuel (passé) chez Bergson, mais aussi bien entre notre espace à trois dimensions et celui à quatre dimensions, l’inframince duchampien [note du 09.09.08], auquel Elie During consacre  la seconde partie du second chapitre de Faux raccords. 

  Enfin, lorsqu’il recadre le concept d’Idée, nous pouvons considérer qu’il ajoute un chapitre à l’essai de Panofsky, [Idea - contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art]. En effet, malgré qu’à partir de Platon il y eût des variantes et des renversements de ce concept au cours de l’histoire, le sujet transcendantal a perduré, alors que l’analyse d’Elie During se fonde de fait sur le sujet divisé lacanien.

  Cette position éclaire sa critique de l’analyse de Vertigo faite par Rhomer : « Il faut avouer que dans son analyse, c’est l’Idée qui commande d’un bout à l’autre l’anatomie des formes ». Aussi Elie During s’interroge-t-il : «Est-il possible sans trahir l’intuition de Rhomer, de tenter de ressaisir plus spécialement le mouvement de différentiation par lequel les formes donnent une visibilité ‘’ au processus abstrait ‘’ qui est le vrai sujet du film ? »

  Ce processus abstrait est corrélatif d’un « schème générateur en lui-même infigurable mais capable d’orienter le développement de tout un groupe de formes apparentées, quoi que dissemblables ».

  Nous identifierons ce schème générateur à la structure que nous avons abordée plus haut comme la condition de l’irruption du double. Nous pouvons la réduire à l’opposition de l’intrinsèque et de l’extrinsèque de la bande de moebius  qui ne peut se retourner dans la guise d’un gant, à ne pas changer d’orientation bien qu’exhibée devant le miroir elle paraisse ce qu’elle n’est pas, spécularisable C’est cette même structure qui habite l’acte pictural ; elle est cause de l’effet Worringer : l’inscription de l’acte fait retour au sujet de la représentation sur le mode de l’image du double ; il ne s’y reconnaît pas, « …il nous semble qu’une volonté étrangère, impérieuse nous contraigne » [Worringer, Formprobleme der Gotic].

  Ainsi ce double mis en scène par Hitchcock, Madeleine-Judy ‘’qui n’est qu’une torsion sur soi même’’, est la réfraction dans l’imaginaire d’un bout de réel ; celui de l’expérience en laquelle  est  mis à l’épreuve, dans l’acte, un sujet parcourant le trajet du plan projectif entre deux points sujets [L.XIII, leçon du 11.05.1966]. Celui à l’infini actuel (second point-sujet) en lequel il est identifiable à l’objet de la pulsion, et puis, celui de la représentation (point-sujet), de la réflexivité spéculaire en défaut comme l’exemplifie Worringer, qui suit l’inscription de l’acte : la touche. Celle-ci comme avatar de la structure, intrinsèque/extrinsèque, est révélée dans le paradigme du point bleu de l’autoportrait de Chardin [note du 29. 05. 08].

 

   « Revoyons Judy habillée en Madeleine, dans la chambre de l’hôtel Empire, après qu’elle a enfin accepté de ramasser ses cheveux en chignon : la voilà qui s’avance un peu gauchement, sans assurance, vers Scottie qui l’attend près de la fenêtre. Dans cette scène qui est comme le sommet du film, c’est Madeleine qui revient, il n’y a pas de doute. Si cette apparition tient autant de l’hologramme que de la reconstitution historique, elle parvient néanmoins à éclipser un moment Judy. On est au plus près du point d’identité de Judy et de Madeine. Et pourtant, l’être de Judy insiste sous cette réplique presque parfaite : tout dans son allure la trahit ; tout montre qu’elle ne coïncide pas exactement avec ce qu’elle incarne. C’est comme un bougé imperceptible, qui la décolle d’elle-même et la maintient à distance de l’image qu’elle cherche à égaler ».

  ‘’Ce bougé imperceptible’’ nous invite à considérer cette séquence comme une allégorie de ce dont le point bleu est l’effet. Autrement dit, il s’y réactive la théorie du « moment le plus fécond » de Lessing comme enveloppement de la temporalité propre à l’acte pictural, car il n’y pas chez le cinéaste l’instant de voir l’inscription dans l’après-coup de l’acte [note du 17. 02. 09]. C’est ainsi que dans son Petit manuel d’inesthétique, Alain Badiou différencie la peinture du cinéma  comme entre le voir et l’avoir vu.

  En effet, alors que la peinture, en acte, a un temps de retard sur l’instant du paroxysme chez Lessing (l’accès à l’Idée chez Platon, au Disegno interno chez les maniéristes, au sinthome chez Lacan), le cinéma en a deux parce que la contrainte chronométrique surmonte la temporalité de l’acte, d’où la nécessité du détour de la coupe et du montage. Et, dans l’image même le grain émulsionné ne relève pas de la phénoménalité de ce qu’on appela à l’Age classique le touché, d’où sa fixation à l’espace commun, spéculaire, géométral : la mise en scène.

  Alain Badiou remarque que le cinéma est l’organisation des mouvements impossibles d’un art à un autre. Ainsi formule-t-il la notion de citation allusive de la part du cinéma concernant les autres arts. Certes le flou auratique de l’apparition de Madeleine-Judy dans l’embrasure d’une porte renvoie à l’iconographie religieuse du Corps glorieux. Néanmoins, nous nous portons à un autre niveau que celui, conscient, de la citation. Nous considérons, à partir  de cette séquence ayant valeur de paradigme, rapportée par Elie During comme le sommet du film, qu’il s’agit d’un effet de la structure auquel nous avons appliqué le terme d’allégorie. Terme lui-même encore assez impropre dans la mesure où Hitchcock, en son savoir-faire, fait ce qu’il ne sait pas. Ainsi dirions nous plutôt : écho du sinthome [note du 08.05.10].